ou le rapport à la biodiversité végétale des
communautés afro-amazoniennes de Guyane
Une femme bushinenge en chemin vers son abattis, à Mana, dans le nord-ouest de la Guyane.
Avec le projet Kalalou, le photographe Karl Joseph et
l’anthropologue et ethnobotaniste Marc-Alexandre Tareau ont décidé de mettre en exergue de façon artistique et visuelle, les relations des cultures afro-guyanaises à la biodiversité amazonienne.
En effet, le projet Kalalou pose l’accent sur le rapport particulier de ces populations à l’environnement et sur leur mise à profit de la biodiversité végétale à travers plusieurs focus, notamment la cueillette de plantes médicinales (en milieu urbain et en milieu rural), la prise de bains thérapeutiques au sein de ces différentes communautés, la vivacité des rituels médico-magiques (vodou, winti), ou encore l’agriculture, tant urbaine que rurale. Par ces approches, ce sont les phénomènes d’hybridation culturelles inhérents au contexte interculturel de la société guyanaise, les relations entre urbain et rural, mais également entre sauvage et domestique qui sont donc soulignés.
Elles mettent en exergue les caractères dynamiques de ces pratiques et l’étroite intrication entre ces cultures, leur territoire et le monde végétal. Par cultures afro-guyanaises sont entendues, dans leur acception la plus large, les populations businenge, créole guyanaise et d’origines antillaises (d’Haïti, des Antilles françaises et de Sainte-Lucie), qui sont autant de composantes de la population guyanaise contemporaine. Depuis 2020, le photographe et l’ethnologue retournent régulièrement sur les terrains de la thèse de ce dernier, pour restituer le travail de doctorat en images.
En s’inscrivant dans le temps, ce sont des relations de confiance entre chercheurs et détenteurs de savoirs qui se construisent, et participent à ancrer positivement et durablement la communauté scientifique dans les territoires guyanais. Photographe et anthropologue parcourent les mêmes lieux, observent les mêmes réalités et les
retranscrivent sous la forme d’un dialogue continuel entre textes et photographies.
Deux subjectivités et deux approches disciplinaires se complètent donc afin d’offrir au grand public une carte sensible de ces univers
bioculturels afro-guyanais, en mettant en exergue la richesse des liens à la nature. Guillaume Odonne, chargé de recherche en ethnobiologie au CNRS, a également accepté de contribuer à ce projet, en apportant son aide précieuse à la structuration et au pilotage thématique du projet. Enfin,
ce travail s’inscrit dans l’objectif premier du protocole de Nagoya, avec pour ambition de sensibiliser autant à la protection de la biodiversité que des savoirs locaux qui y sont associés. En se basant sur des travaux ethnobotaniques déjà réalisés, traitant de savoirs partagés (de fait exclus du champ d’application de la loi biodiversité), il vise à garantir la pérennité de ces pratiques.
La cueillette constitue la deuxième source de plantes médicinales sur le littoral de Guyane et jusqu’à 60% dans l’ouest guyanais. En effet, chez les Noirs-Marrons, la nécessité quotidienne pour les femmes de prendre des bains de plantes décoctées et le tropisme des hommes pour les bita (mélanges de plantes macérées dans du rhum et consommés comme toniques amers) rendent prépondérante les activités de collecte de
végétaux.
En outre, les plantes utilisées dans le cadre des rituels médico-magiques winti sont généralement collectées en milieu sauvage afin de leur assurer une force thérapeutico-spirituelle (appelée kaakiti en nengee tongo) plus élevée. En effet, les ampuku, esprits de la forêt, vivent principalement dans les plantes sauvages qui ne doivent donc pas être
domestiquées pour ne pas perdre leur substance sacrée, ou a contrario de peur de perturber l’environnement domestique à travers la présence trop proche d’esprits craints.
Dans les villages businenge, différents espaces de cueillette peuvent être distingués autour des villages. Un premier espace domestique et féminin, autour des maisons, préserve les petites plantes herbacées et quelques arbustes pouvant être utile dans les soins du quotidien.
Un second espace, intermédiaire et davantage mixte, est constitué des bords de chemins, des friches et des abattis. Là sont cueillies les plantes pour les bains des femmes.
Enfin, les plantes de la grande forêt, den uwii fu a mindi busi, sont collectés par les chasseurs et selon des prescriptions rituelles bien spécifiques.
Par ailleurs, dans les villes en développement comme Cayenne ou Saint-Laurent du Maroni, des pratiques de cueillette rapportées par les habitants d’origine rurale perdurent avec une certaine vivacité, comme en témoignent les piétons marchant avec des plantes fraîchement cueillies ou les nombreux arbres écorcés qui peuvent être observés au bord des routes.
Qui ne connait pas en Guyane ce nectar préparé avec le fruit de ce palmier très abondant dans les basses-terres amazoniennes, Euterpe oleracea. Cette boisson est particulièrement appréciée et consommée au sein des différentes populations afro-descendantes de Guyane, pour qui elle constitue une source importante en vitamines et en oligo-éléments. L’acaï, ainsi connu sous son appellation en provenance du Brésil, est distribué dans les boutiques de produits diététiques de toutes les grandes villes du globe,
pour ces mêmes raisons. Et à prix d’or vert, ou violet…
En Guyane, nul besoin de chercher longtemps ni de se ruiner pour en trouver. De nombreuses échoppes en vendent dans les villes, ainsi que les nectars d’autres palmiers amazoniens, le komou (Oenocarpus bacaba) et le patawa (Oenocarpus bataua). Ces boutiques sont facilement identifiables
grâce aux drapeaux rouges qu’elles exhibent à leurs devantures pour indiquer aux habitués qu’elles ont du wassaï en stock. Nommé apodo en nenge tongo, le wassaï détient une place prépondérante
dans le régime alimentaire des businenge qui le consomme en général accompagné de kwaka (semoule de manioc), à la différence des Créoles de
Guyane qui le mangent plus volontiers sucré. Ayant appris jadis auprès des Amérindiens, les peuples noirs-marrons sont maintenant passés maîtres
dans la cueillette du wassaï, à des fins d’auto-consommation familiale, mais aussi pour la revente qui permet aujourd’hui à de nombreuses familles d’en
tirer un revenu substantiel.
C’est à la saison des graines, entre février et mai, que, dans les pinnotières boueuses des bas-fonds forestiers,
les cueilleurs exercent leur incroyable virtuosité à grimper, les mains nues et les pieds noués d’un simple tissu, aux innombrables stipes d’Euterpe qui s’offrent à eux. Souvent très jeunes, ces habiles monte-en-l’air leur ôtent alors les uns après les autres leur trésor, faisant descendre en douceur les grappes charnues de wassaï qui seront égrenées à la main et mises en sacs. Ensuite, au village, les fruits seront échaudés, lavés, puis malaxés avec de l’eau afin d’obtenir un breuvage plus ou moins épais.
Appelé mapou ou pye mapou (probablement une apocope du nom commun kongo mapouata), en créole haïtien, le fromager ou kapokier
(Ceiba pentandra) est sans aucun doute l’espèce végétale la plus vénérée dans le vodou haïtien. En effet, cet arbre sert de résidence, de « reposoir »
(repozwa en créole haïtien ou kay lwa) à plusieurs esprits (lwa) du panthéon vodou haïtien, notamment ceux des Guede, les lwa de la mort.
Selon plusieurs témoignages recueillis auprès de pratiquants de cette religion afro-américaine, il abrite également les lwa Agarou, dieu du vent et
de la tempête, Loko, dieu des arbres et de la forêt, et Erzili, déesse de la fertilité. Pour cette raison, ses branches et son tronc reçoivent régulièrement
des offrandes et des libations, ainsi que des foulards, des bougies et des images aux couleurs symboliques des lwa qui lui sont associés. En outre, des bains de chance (ben chans) sont couramment pris près de l’arbre par les fidèles qui espèrent s’attirer les faveurs des esprits qu’il abrite. Respecté de tou.te.s, son statut d’arbre sacré fait qu’il n’est presque jamais coupé, par crainte des représailles divines qui pourraient s’abattre sur ceux qui commettent cet acte, unanimement considéré comme un sacrilège. On notera enfin que du Mexique au Brésil, partout dans son aire de distribution, chez les marrons, les créoles ou les amérindiens, cette espèce ne laisse pas indifférente : crainte, adorée, passeuse d’esprits, dès que l’on jette un oeil sur un fromager, c’est avec déférence.
Lorsqu’il s’agit de soigner par les plantes, les modes de préparation les plus communément pratiqués sont ceux qui procèdent par immersion des végétaux dans de l’eau bouillante. Ces infusions et décoctions sont en effet des méthodes d’extraction des principes actifs et des arômes relativement simples à employer et surtout largement accessibles. La grande variété des espèces qui sont ainsi préparées permet d’obtenir un très large champ d’action thérapeutique pour ce type de préparation. Les médecines créoles préconisent le plus souvent d’associer plusieurs espèces conjointement dans une même préparation en vue de cumuler « la force » des plantes utilisées et d’en combiner les effets et les propriétés. Il n’est ainsi pas rare, dans une logique additive, que les mixtures décoctées comprennent une bonne dizaine d’espèces différentes.
La décoction, qui consiste à laisser baigner les plantes dans l’eau portée à ébullition, est le plus souvent réservée aux préparations dans lesquelles interviennent des racines, des rhizomes, des écorces ou des fruits.
L’infusion elle, c’est-à-dire le fait d’immerger les plantes dans de l’eau initialement bouillante que l’on laisse refroidir, étant en général davantage réservée aux feuilles fraîches auxquelles on ajoute souvent d’autres ingrédients afin d’en augmenter la portée thérapeutique, tels que du sel, du rhum, ou du miel dont l’action émolliente est également fortement recommandée en cas d’angine ou de toux. Tous ces ingrédients « chauds » participent, dans une logique thérapeutique humorale, à une action curative ou préventive ciblée contre des pathologies « froides ». Enfin, notons que si ce mode de soin semble détenir une place particulièrement importante dans les médecines créoles, des particularismes culturels se dégagent néanmoins, avec des préférences botaniques inhérentes à chacun des groupes interrogés. Ainsi, les espèces les plus citées par les Créoles antillo-guyanais sont la citronnelle (Cymbopogon citratus) et la mélisse (Lippia alba), tandis que les Créoles haïtiens préfèrent utiliser les lianes d’asosi (Momordica charantia) ou les feuilles de langlichat (Chromolaena odorata
Étude de cas : le jardin créole
Plusieurs éléments caractérisent le jardin créole. Tout d’abord, il faut souligner sa multifonctionnalité, alliant de façon symbiotique une grande variété de plantes utilisées pour leurs usages alimentaires, médicinaux, techniques et magiques. Ensuite, ce sont généralement de petites surfaces situées à proximité de l’habitation qui sont cultivées dans une perspective d’autosubsistance, privilégiant un travail familial et manuel. En outre, le jardin créole est le lieu d’une attention permanente et savante qui noue intimement celui qui cultive à sa terre, lui apprenant petit à petit comment la nourrir avec du fumier, la pailler, la sarcler ou encore tailler à la bonne lune.
Ces espaces de plantation qui, par le passé, ont pu être des espaces de survie, ont su au fil du temps mettre en place des techniques culturales leur permettant de lutter efficacement contre les pathogènes, les nuisibles et les intempéries. C’est ainsi que derrière l’apparent désordre du jaden kreyòl se cachent en fait des associations végétales minutieusement réfléchies où les plantes aromatiques viennent embaumer de leurs effluves répulsives les buttes d’ignames ou de dachines et où les papayers et les bananiers viennent protéger de leur ombre les cultures les plus basses et les plus fragiles contre les assauts du soleil et de la pluie. Bien avant le mot, ces jardins ont été et demeurent à la pointe de la permaculture.
Aujourd’hui, des jardins se multiplient dans les quartiers précaires de la périphérie des villes du littoral guyanais, permettant aux populations qui y vivent de s’approvisionner en fruits et en légumes de qualité. Ils sont, sans le savoir, les pionniers locaux du circuit court et d’une agriculture urbaine et raisonnée, tant valorisés ailleurs…
En Guyane, jusqu’à il y a encore peu, il était difficile de faire face au quotidien sans maitriser l’artisanat et le travail du végétal : pour les paniers, les pagaies, les coffres, les canots, les toitures, les charpentes… La liste est sans fin, tant l’habitat entier s’appuyait sur la sculpture et le tressage, mais surtout, sur la capacité à trouver la bonne espèce, à en extraire le bon matériau, et à le mettre en œuvre habilement dans tous les domaines du quotidien. Long apprentissage, c’était souvent lorsqu’ils en maitrisaient enfin les bases que les jeunes gens étaient considérés comme adultes.
Lorsqu’on côtoie les populations afro-américaines, on se rend vite compte que certains mots semblent se jouer des différences linguistiques et paraissent au contraire vouloir créer des passerelles entre les divers idiomes parlés par ces nombreuses communautés culturelles.
Parmi eux, le mot kalalou et ses dérivés en sont un exemple surprenant. Ainsi, chez les Créoles de Guyane, le terme kalou désigne le gombo, tandis que chez les Ndjuka ce même mot fait référence au maïs et l’ethnonyme kalalu désigne lui une sorte d’épinard sauvage.
Pour les Saamaka, lalo est également le gombo tandis qu’en Haïti ce même mot concerne Corchorus olitorius, petite herbacée cultivée qui est cuite en accompagnement du riz. Ailleurs en Amérique, de la Jamaïque au Brésil en passant par la Colombie, l’appellation callalou désigne parfois des adventices comestibles du genre Talinum, Phytolacca ou encore Amaranthus ou, d’autres fois, des espèces cultivées telles que Hibiscus sabdariffa ou Xanthosoma brasiliense.
Plus étonnant encore, les appellations kalalou, caruru, callaloo et kalelu se rapportent, tant dans certaines régions d’Afrique subsaharienne que des Amériques Noires, à des plats comportants de nombreux herbages. En Guyane par exemple, le kalalou est un plat populaire dans lequel mijotent longuement, ensemble, de la viande et du poisson boucanés ainsi que plusieurs légumes et feuillages qui lui donnent une saveur et une apparence incontestablement très végétale. Il s’agirait en fait d’un terme tupi (ka’a lulu signifiant « feuille épaisse » dans cette famille de langues) qui aurait été transporté en Afrique (en particulier en Angola) par les colons portugais et serait revenu en Amérique avec les esclaves déportés, dont les descendants désignent aujourd’hui par plusieurs appellations dérivées et selon les régions une variété d’espèces végétales alimentaires ou de plats à base de feuilles comestibles.
« Mi gaan mma leli mi taki a alisi ja, na wi gaansama fu afiican fika en gi wi. Den kon te dise anga en, pe den be kibii en aini den ede uwii, aini den baka finga anga den pito pito. Tide dei wi e tan paandi en ete, wi e towe njanjan anga en gi den gaandi te wi e du fanowdu sani.»
« Ma grand-mère m’a raconté que ce riz (Oryza glaberrima) c’est celui de nos ancêtres africains. Ils sont venus jusqu’ici avec, en le cachant dans leurs nattes, dans leurs tresses. Aujourd’hui on continue à le planter, et on l’utilise notamment pour les offrandes durant les cérémonies rituelles de chez nous.»